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Dis-moi jeune surfeur, quel est ton rêve de l’internet ?

Magie, technologie et contre-culture
J’ai récemment fait une nouvelle trouvaille dans ma recherche autour de l’imaginaire des technologies, un article de Dazed and Confused sur un certain Erik Davis, d’abord journaliste musical, puis participant des épopées Mondo 2000 (fameux journal cyberpunk) et Wired (magazine libertarien sur les nouvelles technologies). Erik Davis théorise dans son livre Techgnosis: Myth, Magic and Mysticism in the Age of Information, le rapport magique que l’on peut avoir avec les technologies numériques, le mysticisme des réseaux de communications si présent encore dans l’art numérique ou sur tumblr (voir à ce propos cet article sur le très intrigant Zimbabwe2003).

La vidéo ci-dessous, incluse dans l’article sur Erik Davis, explique l’origine de ce mysticisme : les machines mnémotechniques de Giordano Bruno et Raymond Lull, les palais de la mémoire qui trouvent leurs origines dans l’art antique de la mnemosyne…un mysticisme de la remémoration illimitée. Le projet de Giordano Bruno était de “mémoriser l’univers tout entier grâce à la série des correspondances et des associations, unifiées dans le monde céleste”, ses dispositifs fonctionnaient comme un “modèle de connaissance idéale, comme instrument heuristique susceptible d’actualiser l’infinité des relations et des combinaisons composant la trame du réel.”1 Une sorte de préfiguration des algorithmes contemporains censés délier les mythes et révéler les ombres dans la complexité d’une masse de données.

Cet article de Dazed&Confused me rappelle aussi un des récents articles de Rémi Sussan sur les origines des dispositifs transmédia et leurs récupérations par le monde du marketing digital et de l’entertainment. À travers le parcours de Joseph Matheny, Rémi Sussan montre que les premiers dispositifs transmédia étaient de véritable innovations littéraires dédiés à la réalité alternée et au déplacement identitaire : jouer des histoires dans le monde réel (des jeux en grandeur nature) puis les poursuivre sur le web, ou encore avec des livres et des jeux vidéos, se perdre dans le jeu, être littéralement un autre.

Matheny a notamment rédigé le premier texte mythique de cette génération de geeks, les “Incunabula papers” dans lequel il raconte l’histoire d’un groupe de scientifiques ayant trouvé un moyen de voyager dans des univers parallèles. Ce qui est fascinant ici, c’est de voir que, comme dans l’article sur Erik Davis, ce qui a (notamment) construit l’imaginaire de l’internet vient d’un tréfond ésotérique et new age assez étrange. Cet imaginaire est convoqué de nos jours par de nombreux acteurs (entrepreneurs, artistes, politiciens…) sans même qu’ils sachent d’où vient l’origine de leurs obsessions : à savoir la contre-culture américaine qui synthétisa les espérances hippies (la technologie doit être personnelle et doit augmenter la conscience) dans un délirium de prospective technologique et mystique.

 

Triste charme de l’internet
Ces derniers mois, en même temps que se déroule un débat historiographique sur les origines de l’internet (depuis la publication de From Counter-Culture to Cyber-Culture de Fred Turner), nombre de pionniers de l’internet pointent un constat de désillusion sur les prétentions magiques de démocratie et d’émancipation de l’internet. Hubert Guillaud d’InternetActu détailla à travers le parcours d’un des pionniers de l’internet français (Pierre Mounier), ce qui constitue les éléments de cette désillusion :

“La réalité mercantile et répressive de l’internet nous a rattrapés. Nous sommes sous le joug de la domination de plateformes centralisées aux contenus cadenassés. La multiplicité des parcours permise par le lien hypertexte a été remplacée par la domination des réseaux sociaux. L’accès universel au savoir a été détourné par les moteurs de recherche qui isolent chaque utilisateur au sein d’une bulle de filtrage…”

En tant que jeune qui n’a pas vécu ce moment près-numérique, une série de questions me touchent : dois-je me raccrocher à des rêves qui appartiennent à une autre génération ? Est-il encore possible de fantasmer ici et maintenant sur les réalisations du numérique ? Vers quel magie technologique ou vers quel bluff économique vais-je porter mes espérances ? De quoi ma génération – je veux parler de la génération msn to myspace to facebook, 11 Septembre et crise financière - rêve t’elle lorsqu’elle entend “big data”, “algorithme” ou “réalité augmentée” ? Quelle est cette croyance dans le numérique à laquelle je crois malgré tous les monopoles économiques, malgré la surveillance par les états, malgré le mépris de l’intelligentia pour cette chose qu’est le web ? Dis-moi jeune surfeur qui lira ses lignes : quel est ton rêve de l’internet ?

 

 

1 p34-35, Mnémosyne, François Tabouret, Éditions Dis Voir, Mai 2013.

 

4 Comments

  • Didi Manhuber
    Posted 15 avril 2014 at 20 h 26 min | Permalink

    Malheureusement, je ne peux qu’approuver cette désillusion, puisque tout semble aller vers cette tendance ; est-ce un hasard que la plupart des « liens » que l’on nous propose en premier sont ceux de facebook et d’amazon ? Où est la place du rêve dans tout ça lorsqu’il est devient débitable et solvable à souhait ? Où est la liberté lorsque le mimétisme se répand en masse dans les réseaux sociaux ? A quoi bon une réalité augmentée si la réalité concrète est de plus en plus diminuée ? Quels cauchemars les anciennes générations ont déjà fait et que nous n’avons pas encore fait ? Pas de mépris, mais une méprise.

    Le vrai ancêtre de la mnémotechnique à la Renaissance, c’était Platon qui gardait l’œil divin ouvert :

    « Égypte, il y eut un dieu, l’un’ des plus anciennement adorés dans le pays, et celui-là même auquel est consacré l’oiseau que l’on nomme Ibis. Ce dieu s’appelle Theuth. On dit qu’il a inventé le premier les nombres, le calcul, la géométrie et l’astronomie ; les jeux d’échecs, de dés, et l’écriture. L’Égypte toute entière était alors, sous la domination de Thamus, qui habitait dans la grande ville capitale de la haute Égypte; les Grecs appellent la ville de Thèbes l’Égyptienne, elle dieu, Ammon. Theuth vint donc trouver le roi, lui montra les arts qu’il avait inventés, et lui dit qu’il fallait en faire part à tous les Égyptiens, Celui-ci lui demanda de quelle utilité serait chacun de ces arts, et se mit à disserter sur tout ce que Theuth disait au sujet de ses inventions, blâmant ceci, approuvant cela. Ainsi Thamus allégua, dit-on, au dieu Theuth beaucoup de raisons pour et contre chaque art en particulier. Il serait trop long de les parcourir ; mais lorsqu’ils en furent à l’écriture : Cette science, ô roi! lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C’est un remède que j’ai trouvé contre la difficulté d’apprendre et de savoir. Le roi répondit : Industrieux Theuth, tel homme est capable d’enfanter les arts, tel autre d’apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi; et toi, père de l’écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l’as vu tout autre qu’il n’est : il ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture, et n’en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n’as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n’offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité; car, lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront de, leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. »

    • Didi Manhuber
      Posted 30 avril 2014 at 21 h 56 min | Permalink

      La question n’est pas de se « raccrocher » à des idéaux, mais plutôt à ne pas les ignorer simplement sur la simple base d’un décalage générationnel. C’est peut-être plus intéressant de voir pourquoi et comment ces idéaux n’ont pas fonctionné. Dans ce genre de cas, je ferai plutôt comme Michéa l’éloge du « rétroviseur », c’est-à-dire, regarder en arrière lorsqu’on roule inexorablement en avant. Ce qu’une génération transmet à une autre c’est surtout de l’expérience qu’elle n’a pas encore acquise. Je trouve cela d’ailleurs étonnant cette opposition entre génération, comme si on devait forcément résister à tout ce qui nous a précédé et nous a inspiré.

      Deuxième point : je souscris pleinement au combat et au projet de détourner un internet trop centralisé, mais je ne suis pas sûr que les moyens qu’on nous donne ( réseaux sociaux, forums, outils, voire « gadgets » technologiques etc.) sont vraiment des armes émancipatrices. Et cette fois, je parle pour les jeunes, ceux qui sont nés et vont naître là-dedans (sans avoir connu le serveur AOL qui mettait 20 minutes pour se connecter à internet). Peut-être que je n’explore pas assez le champs des possibles, mais vraiment, je pense que certaines issues sont malheureusement verrouillées aujourd’hui

  • Posted 16 avril 2014 at 7 h 29 min | Permalink

    J’ai l’impression que les plus jeunes se projettent plutôt dans l’économie du share, et que l’internet est une modalité, pas un prérequis… Un outil fonctionnel plus qu’un espoir. Mais c’est un vieux qui cause. ;-)

  • Carole Leclerc
    Posted 26 avril 2014 at 11 h 02 min | Permalink

    Hum hum ! Excellente question qui me rappelle un article que j’ai lu récemment et qui présente l’ouvrage du géographe Boris BEAUDE : Les fins d’Internet (http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/les-fins-d-internet).
    Comme dit Hubert GUILLAUD dans son commentaire ci-dessus (enfin je part de ce que j’en ai compris), Internet est souvent utilisé comme un moyen pour atteindre une multiplicité d’objectifs (économiques, humains, sociaux, marketing, solidaires, …). Et chacun adapte donc sa manière de s’en « servir » en fonction de l’environnement dans lequel il évolue et des valeurs dans lesquelles il croit. Comme tout puissant « outil » assez « démocratisé », chacun peut se l’approprier et en faire tant un outil destructeur et intrusif qu’un outil de partage et de développement (humain, économique, social, …). A nous de placer le curseur du bon côté … ^^

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